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chronique
Féminisme et relations de genre, Société

La frontière du corps social

Il va donc de soi que si je projette une image de moi, femme, qui va à l’encontre de celle à laquelle on s’attend (bien sûr, un peu de piquant nous est permis), les chances sont bonnes d’encourir une sanction, à tout le moins d’être l’objet d’une censure, d’un rejet ou d’avoir à subir un silence réprobateur.
Nicole Brossard, La lettre aérienne

C’est surtout la paranthèse qui m’a interpellée dans cette citation de Nicole Brossard. En quelques mots, l’écrivaine parvient à mettre en évidence ce que je qualifierais de soupape de la marginalité. Ainsi, chaque société accepte des petits travers à la norme. Le terme « piquant » n’est pas anodin. Le « piquant », comme dans ce qui épice juste assez les mets. Or, comme on le sait, la frontière qui rend le « piquant » insupportable est bien fluctuante et poreuse.

C’est souvent dans cette zone de permission de la marginalité que se joue l’essentiel des combats d’inclusion. Les marginaux juste assez « piquants » sont souvent les récemment inclus. Au-delà, c’est le terrain vague.

*

À ma troisième semaine d’université, Thierry Hentsch nous avait fait lire un texte de Regis Debray auquel je n’avais rien compris. J’étais mortifiée de constater que personne parmi la centaine d’élèves dans l’auditorium n’avait levé la main quand il a demandé: « Y a-t-il des questions sur les textes? » Ainsi, il avait fallu que je me rende jusque sur les bancs de l’UQAM pour constater ce qui soudain me sautait aux yeux: je n’étais sans doute pas faite pour l’université! Mais puisque j’ai tendance à croire que nous ne sommes jamais complètement seuls, j’ai osé lever la main.

– Oui?
– Je n’ai pas compris.
– Qu’est-ce que vous n’avez pas compris?
– Je n’ai rien compris.

Les autres ont ri. Pas de moi. De soulagement.

Et alors, j’ai assisté à un cour magistral. Magistral. Un magistral cour magistral. En tous cas, j’ai presque tout compris! C’était un texte sur notre besoin de finitude. Un texte qui expliquait que pour penser le monde, l’être humain a besoin d’y poser une frontière. C’était un texte qui parlait, si je me souviens bien, du rôle que le religieux aura joué pour fermer notre conception du monde.

*

C’est un peu le même phénomène avec le corps social. Pour le penser, pour le digérer, pour le supporter même, nous avons tendance à vouloir l’encadrer. Alors nous entretenons des idées sur la normalité et puis sur la marginalité qui met du piquant. Quant à ce qu’il y a au-delà de la frontière, ça nous paraît impensable. Parce que ça dépasse le piquant, parce c’est trop radical.

Encore aujourd’hui, comme Nicole Brossard le soulignait dans les années 80, ce ne sont pas tous les féminismes qui sont acceptés comme constituantes du corps social. En reconnaissant un discours féministe autrefois rejetté, un discours basé sur la notion d’égalité des droits, le corps social crée une nouvelle frontière et exclut un autre discours féministe considéré dangereux. Il faut voir que l’acceptation historiquement récente d’une certaine forme de pensée divergente devient un argument pour discréditer une pensée encore contestataire. (Les tenants de l’ordre l’appeleront la pensée des « jamais content/es ».)

La remise en question des prérogatives naturelles du féminin et du masculin, par exemple, secoue trop. Elle touche à quelque chose qui est associé aux racines du vivre-ensemble et apparaît comme un danger pouvant entraîner l’étiolement. (Il n’est pas trop clair pour moi ce qui s’étiolerait exactement. Je suppose qu’il s’agit d’un modèle relationnel considéré immuable, comme si nous ne pouvons imaginer fonder d’autres modèles relationnels.)

La question du mariage gai (et éventuellement de l’adoption et de la procréation assistée) est aussi très emblématique de ce phénomène puisqu’on assiste, presque en temps réel, au déplacement de la frontière de la marginalité. Ce qui aurait été inconcevable pour la plupart il y a trente ou quarante ans, devient concevable aujourd’hui. Mais une frange plus conservatrice continue à se battre contre le mouvement de la frontière. Leur position consiste donc à tolérer le choix privé d’orientation sexuelle mais à refuser le droit à la cellule familiale pour tous. Ainsi, un modèle familial qui ne soit pas centré sur l’hérétosexualité apparaît encore pour certain l’au-delà de la marginalité, l’impensable.

Depuis que j’ai lu cet extrait de Nicole Brossard, je réfléchis à mes propres frontières d’autant plus que La lettre aérienne n’a cessé de me repousser dans les câbles. Nicole Brossard est venue jouer dans mes sensibilités frontalières. Comme tout le monde, je suppose, j’ai des limites rationnelles et d’autres instinctives.

Contrairement à presque tout le monde, par contre, j’aime bien interroger, et parfois combattre, ce que j’envisage comme la fermeture de mon monde.

Discussion

Une réflexion sur “La frontière du corps social

  1. J’ai déjà entendu cet phrase (qui s’assemble ce ressemble ) très marginal vous direz, c’était un classique des quartiers défavorisé. Très bien écrit ça dit ce que ça dit. (j’envisage comme la fermeture de mon monde) cet phrase est très poétique et elle dit tout ce que vous ressentez bravo.

    Publié par Gilles Léonard | 21 mars 2013, 14 h 18 min

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